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La terre-mère des anciens


Article paru dans La terre, cette inconnue, de l’Encyclopédie Planète

Si nous avions quelques millénaires de moins, comment percevrions-nous la terre ?


Les rapports qui se nouèrent entre l’humanité naissante et le monde prirent la forme de dialogues et d’échanges. La chose était d’autant plus naturelle que le primitif se considère comme l’enfant du Cosmos. Contrairement à l’instinct sexuel, le rapport entre la copulation et la procréation n’est nullement une intuition première. Ce n’est qu’à un stade annoncé de son développement que la conscience humane a pu établir cette loi. Avant d’avoir fait cette découverte, la mentalité primitive admet que la femme est fécondée par les différentes forces naturelles, par la terre dans son ensemble. L’époux ne fait que légitimer l’enfant. Mais sa paternité n’est qu’adoptive, le véritable père reste le monde cosmique. C’est dans la nature que l’enfant a été conçu, il s’est ensuite développé dans le ventre de la terre. Dans un stade ultérieur, le fœtus a été introduit, par un processus mystérieux, dans le ventre de la mère où s’est terminée la grossesse. Les rapports entre les époux n’y sont pour rien.




A l’école de la terre




Enfant de la terre, l’homme baigne dans la présence maternelle. Par toutes ses manifestations, par ses arbres, par ses pierres, par ses sources, la mère parle à son fils.


Si le sort d’un enfant est en question, on peut très bien l’abandonner dans la nature, au fil de l’eau, par exemple : sa mère primordiale prendra soin de lui, il aura des chances de devenir un héros. Moïse n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.


Dans la lente évolution de l’homme, la terre a tenu constamment le rôle d’éducatrice. Dans ce processus d’hominisation, la découverte de l’agriculture a marqué le début réel de la civilisation ; l’agriculture, c’est-à-dire le dialogue avec la terre.


La pensée primitive n’est pas déductive, elle procède par analogies. Elle relie des phénomènes apparemment semblables et leur impose une explication commune. C’est ainsi que va naître cette vision traditionnelle de la terre qui, du fond des âges, se retrouve encore parfois aujourd’hui dans des légendes et des superstitions qui ont perdu leur signification originelle.


Le rapport s’impose entre les semailles et l’acte sexuel, entre la germination et la grossesse. Un cultivateur ne peut ignorer longtemps les lois de la procréation. En devenant agriculteur, l’homme primitif a compris qu’il était père.


L’homme ainsi initié par la terre va tenter d’expliquer le monde en inversant le raisonnement analogique. Il va tout d’abord étendre la loi de procréation à toute création. Tout acte créateur suppose l’union d’un principe mâle et d’un principe femelle. Le monde va donc se personnaliser et se sexualiser. Ainsi le champ devient le ventre de la terre-mère. On se tromperait lourdement en ne voyant là qu’une tentative naïve pour expliquer un phénomène naturel. L’homme cherche moins à trouver une explication physique qu’à ordonner le monde selon ses besoins subjectifs. Il est nécessaire qu’il trouve dans la nature certaines constances, certaines intuitions qu’il pressent en lui. Il crée le monde à son image (A propos de la vision aztèque du monde, Jacques Soutelle écrit : « L’image mexicaine de l’univers reflète le peuple mexicain et non le monde).




« Je suis la terre »




La terre est donc la mère primordiale. Tellus-mater : c’est un des leitmotiv de la mythologie universelle (Les cosmogonies primitives expliquent généralement la création du monde par l’union de la déesse terre et d’un dieu céleste.Par la suite une mythologie plus complexe vient se superposer, mais la déesse tellurique reste une des divinités les plus respectées, sinon des plus adorées) . On ne connait guère qu’une exception : celle de l’ancienne Egypte qui avait de Geb le dieu-terre.


Il n’y a pas bien longtemps encore une peuplade de l’Inde centrale les Baïga, refusait de labourer les champs afin « de ne pas déchirer le sein de terre-mère avec le soc de la charrue ».


Pour certains peuples précolombiens, l’humanité avait pris naissance dans quatre cavernes-matrices au plus profond de la terre.


Car la mythologie ne voit pas seulement dans la terre le symbole de la maternité, mais bien le corps de la mère primordiale. La planète est effectivement une femme, son ventre affleure à la surface des champs, dans toutes les cavités : cavernes, puits ou sources se trouvent ses organes sexuels (La linguistique est particulièrement instructive à ce sujet. En langue sémitique, Pü signifie à la fois « source d’une rivière » et « vagin ». en sumérien, Buru a le double sens de « rivière » et de « vagin »).


Si la terre est la mère et la femme primordiale, on peut dire à l’inverse que la femme devient une terre pour l’homme. On trouve ce thème dans toutes les traditions. « Je suis la terre », s’écrie l’amante heureuse dans un poème égyptien. « Les jeunes filles ont leur champ dans leur propre corps », dit le proverbe finnois, « Vos femmes sont pour vous comme des champs », répond en écho le Coran. Et quand Déméter et Jason font l’amour, c’est dans un sillon où germe le blé.


Agriculture et sexualité se mêlent intimement. L’orgie sexuelle dans les champs pour stimuler la fécondité de la terre est une coutume très répandue qui trouve son épanouissement dans le culte dionysiaque. Comme toute influence maternelle, celle de la terre ne peut que bénéfique. Pour retrouver la santé, le malade se fait donc étendre sur le sol afin de se mettre en contact magique avec le sein maternel. Pour rendre son dernier souffle, l’agonisant est de même posé par terre : il meurt dans les bras de la mère.


En Russie, les litiges fonciers pouvaient être réglés par un serment prêté avec une motte de terre posée sur la tête. Dans ce cas de présomption de vérité attachée au serment est irréfragable : on ne ment pas quand on prend sa mère en témoin.




Manger de la Terre




A la limite, cette terre nourricière, l’homme va la manger directement, et non plus à travers ses fruits, pour communier plus immédiatement avec elle et se remplir de son pouvoir bénéfique.


Manger de la terre est une coutume universellement répandue (Aux Indes, on vend de la terre « comestible » présentée sur de petits plats. A Java, on croque des tablettes de terre qui ont la propriété de préserver la minceur du corps. Les Siamois recherchent de la terre, spécialement préparée, comme une friandise. Au Mexique, la terre, vendue sur les marchés est une certaine sorte de cendre volcanique. Beaucoup de mangeurs de terre, cependant, vont directement chercher leur aliment dans le sol et veulent l’absorber sitôt arraché à la terre, comme s’ils avaient peur qu’il perde son pouvoir magique. Certains fanatiques creusent ainsi sous leur propre maison, au risque de la faire s’effondrer. Un reportage a été consacré par la revue « Fate » aux mangeurs de terre des Etats-Unis). Cette pratique semble être née en Asie, il y a plusieurs millénaires.


En général, une certaine qualité de terre est seule considérée comme « comestible ». aux Etats-Unis, une secte de mangeurs de terre fut fondée à la fin du siècle dernier par un certain William Windsor. Celui-ci pensait que les maladies propres à l’homme proviennent de ce que, au contraire des animaux, il ne mange pas de terre. Ses adeptes creusent le sol jusqu’à ce qu’ils aient mis au jour un certain terreau qu’ils reconnaissent à l’odeur. Ils affirment tirer de cette substance une puissance nouvelle, quasi magique, que recèle la terre dans son ensemble. Le plus étrange est que cette pratique semble créer une accoutumance. En dépit des mises en garde médicales signalant les dangers de tuberculose, de troubles gastro-intestinaux et d’empoisonnement du sang, les « intoxiqués de la terre » affirment ne plus pouvoir s’en passer. Ils souffrent de « manque », tout comme un toxicomane. Autosuggestion ou réalité ?




La terre enfante le minerai




A la surface de la terre découvrit un jour un caillou lourd, noir, brillant qui ne ressemblait à aucune des pierres qu’il connaissait. Chose curieuse, cette pierre, quand on la chauffait, devenait plus malléable, puis une fois refroidie reprenait sa forme initiale. C’était le matériau idéal pour faire un outil ou une arme.


D’où pouvaient provenir ces pierres mystérieuses ? La réponse lui fut fournie quand il eut l’occasion d’assister à la chute d’une météorite. La matière mystérieuse venait du ciel, elle était divine.


La première métallurgie fondée sur le fer météoritique ne pouvait cependant guère progresser. La matière première était vraiment trop rare. Heureusement, l’homme découvrit que le sein de la terre retenait des filons métallifères. Cette découverte ne fit d’ailleurs pas perdre au métal son caractère divin consacré de visu par l’homme.


Parmi les métaux trouvés dans la terre, il en est un plus parfait que tous les autres, la substance dans son plus haut degré de perfection : l’or. Il existe aussi des métaux nobles, mais non parfaits, comme l’argent. Il en est d’autres enfin qui semblent plus communs, nous disons usuels. Tout se passe donc comme si la famille des métaux était hiérarchisée. Les uns sont nobles, les autres sont vils.


N’est-il pas normal de conclure à


une évolution du métal semblable à celle du vivant ?


Une évolution dans le sein de la mère primordiale qui, au terme d’une très longue gestation, lui fait atteindre le stade adulte : l’état aurifère. « Les minéraux croissent dans le ventre de la terre-mère ni plus ni moins comme des embryons. La métallurgie prend ainsi le caractère obstétrique » écrit Mircéa Eliade (L’étude du mythe de la terre, mère des métaux, a été faite par Mircéa Eliade dans son œuvre Forgerons et Alchimistes. D’une façon générale, tout ce qui est dans la terre vit, mais se trouve au stade de la gestation. C’est le cas notamment pour les plantes. Il est typique de ce point de vue que les hommes aient surtout trouvé l’or sur et non dans la terre. L’analogie est frappante entre la pépite d’or et la plante mûre sortie de terre. « Qu’est-ce autre chose qu’une mine sinon une plante couverte de terre » écrit un alchimiste).


La terre ne se contente donc pas de nourrir de son inépuisable fertilité le monde végétal et animal, elle travaille sans cesse (« La terre n’est jamais oisive. Ce qui se consomme naturellement en elle, elle le renouvelle et le reforme derechef. Si ce n’est en une sorte, elle le refait en une autre. Tout ainsi que l’extérieur de la terre se travaille à enfanter quelque chose, pareillement le dedans et la matrice de la terre se travaille aussi à produire », écrit Bernard Palissy) . Elle mûrit le fruit de ses entrailles : le minerai. Sautons quelques siècles et, sans solution de continuité, nous nous retrouvons devant l’athanor de l’alchimiste.




Délivre-moi, je te délivrerai




Pour l’alchimiste, le destin de l’homme et celui de la terre sont indissolublement liés. Car la terre a un destin, au sens le plus spirituel, à accomplir. Etoile vivante tombée dans les ténèbres, elle cherche sa rédemption afin de revenir à son état premier de lumière. Au terme d’un très long travail de symbiose avec l’homme, elle atteindra un état de perfection dépassant notre soleil lui-même, la perfection de l’esprit humain s’ajoutant à celle de la matière. L’analogie est donc totale entre le destin de la terre et celui de l’humanité tombée à la suite du péché originel puis rachetée par le Christ. De même que le Christ nous a sauvés, nous devons sauver la terre. Nous devons faire preuve de charité à son égard. « Aide-moi, je t’aiderai, délivre-moi, je te délivrerai », dit la terre à l’alchimiste.


On voit que, pour l’alchimiste, les transmutations métalliques constituent une opération rituelle, un sacrement, et non une série de réactions chimiques. Trouver la pierre philosophale, c’est accomplir le miracle de la charité, sauver la terre, délivrer la matière. « Faire de l’or » n’a donc plus du tout le sens que peut lui donner un non-initié. La terre n’est pas seulement une réalité vivante, c’est une réalité spirituelle, et l’on ne fait pas plus de l’or pour s’enrichir qu’on ne fait des enfants pour les vendre comme esclaves afin d’augmenter sa fortune.




Un espace-temps vivant




En 1964, la terre paraît à ses habitants aussi neutre qu’une chambre d’hôtel. Il ne s’y exerce pas d’influences bénéfiques ou maléfiques. L’espace-temps terrestre est la scène indifférente sur laquelle se joue la comédie humaine.


Cette conception d’un monde neutre, d’un temps vide, d’une humanité abandonnée à elle-même dans un univers exclusivement physique et profane, est totalement étrangère à la pensée primitive. Pour elle, au contraire chaque lieu, chaque instant a une « personnalité », une « charge magique », bien caractéristique. L’action humaine s’inscrit dans ce cadre « plein », vivant, hétérogène. « Chaque lieu-instant détermine de façon irrésistible tout ce qui s’y trouve placé », explique Jacques Soustelle à propos du monde aztèque.


Cet espace hétérogène s’organise généralement autour d’un centre, lieu divin et mythique, « le Centre du Monde ». Les Hindous ont ainsi connu le mont Méru, les Chaldéens, la grande montagne, les chrétiens, le Golgotha, les musulmans, la Mecque, etc. ainsi, l’espace acquiert une présence vivante qui participe à la vie de l’homme. Il importe que cette tierce action s’exerce favorablement. Pour cela, l’homme doit agir en fonction d’une véritable « géographie magique » du monde. Les peuples précolombiens ont poussé le plus loin la systématisation de ces croyances. Le monde aztéque, par exemple, prend la forme d’une croix. Une divinité préside à chaque point cardinal. Selon des lois connues des prêtres, elle en fait rayonner une puissance qui peut être bénéfique ou malifique.


L’orientation générale des sanctuaires vers l’est n’est qu’une application, parmi bien d’autres de cette croyance.


De même le temps ne se déroule pas selon un cours uniforme. Chacun des instants qui se succèdent a son essence propre et ne ressemble ni à celui qui l’a précédé ni à celui qui suivra. Ici encore, il existe un potentiel de force qui varie constamment. Dans cette personnalisation du temps, les Mayas ont atteint une sorte de paroxysme. Le temps, chez eux, loin d’être la trame abstraite de notre destin, n’est que la manifestation en notre monde d’un au-delà peuplé de divinités, créatrices ou destructrices, fastes ou néfastes. Chaque tranche de durée correspond à la prépondérance de l’un ou l’autre de ces dieux. Ainsi, les jours se suivent et ne se ressemblent pas, chacun subissant une influence différente.


(François Derrey, 1962)

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